Robert PASCAL Compositeur
Présentation, par Alain Féron
Préambule avec sujet obligé
Il y a de cela une petite cinquantaine d’années, à la question « Qu’est-ce que le Savoir ? », la réponse était évidente : « la Connaissance » ! Aux jours d’aujourd’hui c’est hélas l’information qui est devenue LA connaissance…
Or, de cette hypertrophie informative est née une désinformation généralisée. Et c’est bien là que le bât blesse et que nous nous heurtons à la quadrature du cercle… car le pouvoir des médias est si grand de nos jours, qu’il suffit d’ignorer un créateur pour le maintenir dans l’obscurité de l’anonymat.
Rien d’étonnant à ce que le compositeur dont nous allons maintenant aborder l’œuvre se trouve sans éditeur (mis à part des pièces pédagogiques et partitions), qu’il soit fort injustement méconnu en France, et que les relais médiatiques nationaux ainsi que les circuits de diffusion ayant pignon sur rue en notre pays (salles, festivals, institutions, orchestres, opéras etc.) lui rendent bien insuffisamment justice ! A quoi j’ajouterais le scandale que sa musique d’orchestre ne compte qu’une page de 3’ commandée en 1997 par l’Orchestre National de Lyon pour un hommage à Webern.
Ce créateur, qui possède l’humilité des véritables compositeurs (car il fait partie de ceux-là mêmes qui n’ont pas besoin de l’assentiment des autres pour exister à travers leur musique) ne se plaint cependant jamais de sa situation marginalisée. Et il est vrai, qu’en ces pages, c’est bien plutôt moi qui me plains de la sienne !
Repères biographiques
Robert (de son prénom) et Pascal (de son nom de famille) est né le 3 Juin 1952 à Salon de Provence. Il y fera ses premiers pas de musicien et de violoniste. Ses études le mèneront cependant vers les Mathématiques (École Normale Supérieure de Saint Cloud, puis obtention de l’agrégation, et enfin, DEA de 3ème cycle en Mathématiques pures).
Parallèlement à ses études scientifiques, Robert Pascal mènera de front l’apprentissage de son instrument tout en pratiquant la musique de chambre, l’écriture et l’analyse (ENM de Créteil). Passionné non seulement par la direction d’orchestre (il suivra l’enseignement de Jean Giordano et de Pierre Dervaux) mais aussi par la voix (il fera partie de la chorale de Stéphane Caillat et participera à la naissance d’un ensemble de Musique Médiévale et Renaissante), il fait une rencontre décisive en s’inscrivant aux cours du compositeur Raffi Ourgandjian (CNSM de Lyon). Rencontre qui sera suivie par le choc que provoqua chez lui la découverte de l’ethnomusicologie enseignée par Yvette Grimaud.
Ce qu’il apprendra de ces deux musiciens transformera en profondeur son langage compositionnel. Mais surtout, son regard et son écoute musicale en seront à jamais marqués.
Décidant d’abandonner la pratique de son métier de scientifique pour se consacrer à la Musique, Robert Pascal acceptera tout d’abord un poste de « professeur d’Analyse du répertoire du XXème siècle » au CNSM de Lyon tout en ouvrant un cours (radicalement innovant en une telle institution) dont l’intitulé est déjà à lui seul tout un programme: « Bases scientifiques pour les techniques nouvelles ».
Il assurera ensuite la Direction Artistique de « l’Atelier du XXème » que lui confiera Gilbert Amy avant que d’assurer, toujours dans le même établissement et depuis 1999, la charge de « Professeur de Composition ».
Musique, Mathématiques et Informatique
Si, depuis Pythagore, la Musique a toujours été liée aux Mathématiques, pour autant, une équation n’est pas et ne sera jamais de la Musique !
En revanche, une loi, une règle, ou bien encore une problématique mathématique peuvent faire naître une singularité (au niveau même de l’invention sonore et/ou architecturelle d’une œuvre), et ce, au sein même de l’écriture musicale (et rien que… musicale).
Des analogies sonores peuvent en effet éclore ainsi, et des « transpositions » (dans l’esprit de la démarche et/ou de la pratique mathématiques) s’établir alors au niveau de la grammaire, de la syntaxe, de la forme, et/ou du vocabulaire (spécifiques à la musique) qui, articulés entre eux par une pensée compositionnelle (l’écriture musicale) les englobant (le langage musical), ouvrent, par là-même, la possibilité d’imaginer de nouveaux plans sonores, de nouvelles manières de les structurer, ou bien encore d’envisager le matériau d’une pièce ou la manière de la travailler.
C’est d’ailleurs ce qui s’est produit avec l’ordinateur, devenu aujourd’hui un instrument à part entière depuis qu’il permet d’intervenir « en temps réel » dans le discours musical (par sa capacité à capter puis à traiter et rediffuser instantanément les sons émis par un quelconque instrument).
Mais un ordinateur ne peut en aucun cas remplacer la pensée compositionnelle ! Car si ses potentialités de calculs et son « intelligence artificielle » apparaissent comme dignes d’être remarquées, il n’en reste pas moins… une machine exempte d’imaginaire.
Cet « imaginaire », définissons-le comme l’univers sonore et culturel propres d’un compositeur. C’est lui qui, de fait, s’avère la source d’où jaillit l’invention personnalisée de l’écriture musicale nécessaire à sa restitution sonore artistique et structurée. Car n’oublions point – en ce qui concerne notre histoire occidentale fondamentalement fondée sur l’écrit – que l’art est avant tout un artefact.
C’est donc, en Occident tout du moins, l’écriture seule (à travers les particularismes d’un individu et le degré d’originalité de sa pensée créatrice) qui confère ou non sa justesse et son évidence à l’éclosion, l’exploration et la mise en valeur de cet imaginaire originel !
Robert Pascal, mathématicien de formation mais compositeur de vocation, aborde le rapport fécond entre l’art et la science avec une démarche qui préserve à l’écriture sa place mais à laquelle il va rajouter d’autres outils en s’ouvrant à une vision de la musique à la fois transhistorique et transculturelle.
Cette vision singulière, qui est à la fois réflexion profonde et écoute perceptive aiguë, se veut : synthèse (par l’intermédiaire d’un langage musical construit avec rationalité certes mais tout en laissant sa part à l’intuition).
De fait, en englobant des concepts ou des démarches (artistiques, philosophiques, poétiques) venus d’autres cultures puis en les aménageant à son écriture propre ; en revisitant les formes et les genres de notre Passé afin d’en créer de nouvelles ; en sauvant de l’oubli le Temps lui-même… qui se meurt lentement mais sûrement ; en traçant un chemin de connaissance(s) qu’il s’efforce de cacher en strates dans ses œuvres (de façon herméneutique) ; en traitant la matière de telle sorte qu’elle le mène à la sagesse qu’est la simplicité ; en respectant l’écriture à laquelle il offre les moyens de toucher l’expressivité sans renier la logique musicale (et rien que musicale) qui anime sa plume ; en se forgeant ses propres outils à qui il confère un objectif précis à atteindre (ce qui lui permet de « viser juste » en préservant l’évidence de son langage et le naturel de son discours) ; et , enfin, en restant humble face à l’Art qu’il pratique, Robert Pascal atteint, en sa musique, les sommets les plus hauts. « Que ceux qui ont des oreilles entendent » disent les Textes Sacrés !
Bien entendu, une telle démarche – qui tend à englober l’universel sans refuser pour autant de se focaliser sur des détails (dont la signifiance rejoint, par ailleurs, ledit universel) – s’épanche alors dans tous les aspects de sa création tout en débordant de résonances diverses et plurielles qui touchent ainsi tant sa pensée compositionnelle, son invention musicale, ses outils d’écriture, que l’étendue de ses moyens expressifs, et la richesse en niveaux de lecture et d’écoute de sa musique, toujours signifiante à qui veut bien se donner la peine de décrypter ce qui la rend si riche.
Aussi, lorsque Robert Pascal touche à l’informatique, il ne faut pas s’attendre à des livres entiers d’explications indigestes de calculs mathématiques, ni à des textes de commentaires techniques plus longs que les œuvres mêmes. D’ailleurs, ce qui est surprenant pour un créateur ayant acquis un tel savoir scientifique, c’est la simplicité des moyens technologiques qu’il emploie lorsqu’il compose avec cet outil.
Et surtout, ce qui est frappant (à l’écoute) c’est la cohésion naturelle qui s’établit entre les sons transformés électroniquement et les sons produits par les instrumentistes. Comme si l’univers sonore instrumental n’était que la continuation logique (une « simple » extension) de l’univers électronique qu’il façonne (ou vice – versa). Rien de spectaculaire ! Pas de sons que nous percevons ascendants alors qu’ils sont, en réalité, descendants ! Point de sons que l’on isole pour s’extasier devant. Non, mais une logique sonore interne qui se ressent comme nécessaire et vous « découvre » une face du son insoupçonnée mais, néanmoins, pas comme complètement étrangère. Bref, une véritable symbiose que l’on nomme… synthèse !
Et il y a, dans les transformations produites par Robert Pascal, un inouï du quotidien (comme lorsque l’on voit pour la première fois un élément de notre décor habituel auquel on n’avait pas fait suffisamment attention avant, et qui sautant désormais aux yeux, change notre vision familière), une proximité de la surprise sonore…
Si ce savoir mathématique l’a certes rendu plus indépendant que bien d’autres en ce domaine particulier (en lui assurant, notamment, la double maîtrise requise et par cet espace sonore ordinatorisé et par les exigences propres à l’écriture musicale). Il lui a surtout offert une prise directe entre son imaginaire et les moyens technologiques dont il avait besoin pour s’exprimer musicalement parlant. Bref, ce n’est pas l’ordinateur qui lui dicte sa musique mais c‘est bien lui, en revanche, qui la dicte à sa machine ! L’interprète, face à son écran, n’a plus dès lors qu’a faire son travail : se mettre au service de la partition et rendre son écoute disponible à l’échange musical avec ses partenaires instrumentistes.
Soulignons qu’il existe plusieurs façons d’aborder la musique informatisée et que, selon les circonstances et les possibilités techniques, Robert Pascal passe avec aisance des unes aux autres.
A la musique avec bande, qui lui a inspiré Figuration sur un ballet abstrait pour 12 instrumentistes et bande (1986), Robert Pascal préfère apparemment concevoir des dispositifs en temps réel où il traite l’informatique à la fois comme un instrument traditionnel ayant à jouer sa partition (de sons pré-établis et d’ores et déjà travaillés en studio) et comme un co-équipier à qui il confie, de temps à autre, une marge d’action lui permettant alors de transformer du son en temps réel à partir d’informations plus ou moins simples.
Ainsi en est-il pour la 2éme version de Chant d’aubes ou encore pour Déchirure d’un temps plissé (2005) : pièce dans laquelle l’ordinateur a pour tâche de traiter en temps réel (usage de divers delay et de shifting de fréquences par exemple) le son de chacun des cinq altos que totalise la nomenclature instrumentale. Ce, tout en ménageant toujours des séquences pré-enregistrées où le rôle de l’informatique rejoint celui des altistes.
Cette double attitude face à l’informatique convient parfaitement à sa pensée compositionnelle qui brasse des univers et des cultures entières mais se soucie, dans le même temps, toujours, de choisir un matériau simple pour ne pas dire naïf parfois. Ce dernier terme étant à entendre ici avec l’évidence naturelle et l’étrangeté familière que confère l’érosion du temps aux objets et à la matière.
Et c’est pourquoi les 5 altos de Déchirure d’un temps plissé exploreront des bribes du Menuet du 1er Quatuor de Schubert « …emblématique d’un flux musical traversant les plis du temps qui se développe jusqu’à nous » (dixit R. Pascal) ! Pendant ce temps-là, l’informatique tiendra le rôle de lointaine caisse de résonance harmonique et motivique où Schubert, d’échos éloignés en échos s’éloignant, deviendra une ombre déformée assurant ici, non pas une unité à strictement parler (car il y faudrait une reconnaissance plus manifeste), mais une sorte de ré-émergence d’une musique sans âge défini, qui nous parviendrait comme à travers un matelas de ouate… On pense à ces photos portraits de nos aïeuls, jaunies, décolorées et si abîmées que leur vision ne nous suggère plus (à travers les contours dessinés par les derniers contrastes subsistants dont la lumière de notre présent fera disparaître jusqu’à l’existence) qu’une image abstraite où se distingue, avec beaucoup d’attention, de vagues silhouettes.
Une œuvre qui se révèle ainsi d’une aussi profonde poésie que son titre en est Mallarméen.
Mais comme la musique de Robert Pascal comporte toujours plusieurs niveaux de lecture, il me faut ajouter que la partition s’inspire des Concetto Spaziale du peintre Lucio Fontana dont on trouvera le reflet (transposé musicalement) au sein des procédés d’écriture du compositeur. D’ailleurs, plutôt que de reflet, je devrais plutôt parler d’empathie créatrice : l’un peignant ainsi, l’autre composant de même… Une fraternité de création par le biais du geste pictural et par celui de la pensée compositionnelle ! On ne saurait ainsi mieux définir ici le travail accompli par le compositeur sur Schubert qu’en reprenant ce qu’il écrivait à propos du peintre qui l’inspira : « La surface de l’œuvre y est ouverte de violentes coupures incitant à plonger dans l’inconnu du noir ainsi découvert ».
Ceci expliquant cela, il n’est rien de surprenant à ce que ses œuvres utilisant l’électronique coulent si naturellement de source, et que leur univers sonore s’avère dès lors si ancré dans l’écriture d’un langage reconnaissable entre tous (par la personnalité spécifique qu’il y affirme). Aussi les œuvres mixtes de ce créateur relèvent-elles d’un véritable travail de musique de chambre entre l’instrumentiste et son double électronique, tant dans l’imbrication du matériau musical traité par la pensée compositionnelle, que dans l’écriture qui force, à la fois, les interprètes à une écoute mutuelle des plus intenses, ainsi qu’à une attention permanente vis à vis des inflexions du geste instrumental (qui génère la beauté et la diversité du timbre).
Ces pièces posent ainsi des questions d’ordre musical avant que techniques ou technologiques. Tout ici, se joue en effet dans l’écoute intérieure et la disposition d’esprit manifestée par le musicien face à la naissance de la Musique (c’est-à-dire : au-delà des notes écrites sur la partition).
Cette attitude, très orientale dans sa dimension contemplative et intériorisée explique et justifie en partie sa rythmique qui, revisitée des rythmes grecs est pensée en longues et brèves plutôt qu’en durées fixées. Elle explique et justifie aussi son parti pris d’une écriture non mesurée (alors même qu’il emploie des rythmes notés de façon traditionnelle). Car cette dernière lui permet alors de renouer avec une souplesse perdue que seule l’improvisation savante issue d’antiques civilisations a su préserver à travers sa forme dynamique.
Et force nous est de constater que ce type d’écriture s’adaptant, tout naturellement, aux potentialités de l’électronique et à celles des instruments, parvient alors à une parfaite symbiose des deux univers… La synthèse (dans les deux sens du terme : technologique et musicale) est réussie !
Robert Pascal est ainsi, sans nul doute, l’un des rares compositeurs (avec notamment Jonathan Harvey et le Luigi Nono de Onde sofferte serene ) à avoir fait œuvre véritablement artistique par le truchement de cette technologie encore nouvelle qu’est la transformation en temps réel. Espérons seulement que les avancées techniques des prochaines décennies ne rendront point ces partitions éphémères de par la caducité des logiciels et ordinateurs qui lui servent actuellement à s’exprimer !
Cependant, restreindre le langage de Robert Pascal à l’électronique serait une grossière erreur de jugement.
Exemple ? Chant d’aubes : partition écrite en 1991 pour violoncelle et sons MIDI (produits par un DX7 et un échantillonneur Roland), puis remaniée en 2005 dans une version avec dispositif numérique en temps réel (programme réalisé en Max-MSP), et proposée sous une forme avec électroacoustique en 2009.
Je parlerais ici de la deuxième version (qui est d’ailleurs la version définitive retenue par le compositeur) qui ne traite d’ailleurs pas l’informatique dans ses possibilités de transformations instantanés du son en temps réel, mais se sert, en revanche, du programme numérique de l’ordinateur pour diffuser d’une part : des sons de violoncelle pré-enregistrés et travaillés à travers leur timbre notamment) et, d’autre part, établir un dialogue mutuel entre l’instrumentiste et l’informatique qui, entraînant parfois jusqu’à une véritable interactivité sonore, permet à l’ordinateur de proposer un nouvel univers sonore (non préconçu) en se servant du temps réel limité ici par Robert Pascal à l’analyse d’informations simples telles hauteurs et intensités.
Structurellement parlant, cette pièce fait référence à deux formes historiques bien connues : le Prélude et la Chaconne (ces dernières s’enchaînant sans interruption).
A cette première référence se rajoute un motif de trois notes (couvrant une tierce mineure ayant ré pour tonique) avec lequel Marin Marais caractérisa une de ses œuvres intitulée Sonnerie de Sainte Geneviève du Mont.
Ce motif, Robert Pascal le fera évoluer librement en son prélude avant que de s’en servir comme l’élément constructeur même de sa chaconne… Forme, dont on sait, qu’en France, elle fut adoptée comme une danse au mouvement plus lent que celui de la sarabande et qu’elle y deviendra une sorte de rondeau (car avant tout conçue comme une mélodie répétée) alors qu’en Allemagne elle reposera, avec J.S.Bach, sur une architecture plus harmonique qui la rapproche alors de ses origines italiennes.
Rien d’étonnant donc à ce que la partie numérique de sa chaconne soit fondée sur l’enchaînement de plusieurs champs harmoniques (tout comme à l’époque baroque, excepté qu’ici, la notion d’harmonie est bien sûr, fort différente). L’on retrouve même, chez Robert Pascal, cette notion de répétition propre à la forme historique originelle, désormais confiée à la fragmentation plus ou moins longue de ce motif de Marin Marais qui se voit construit, déconstruit et reconstruit à travers le principe de la variation (et pourtant, toujours reconnaissable bien que changeant) !
Mais la mise en abîme chère à ce créateur ne s’arrête pas à la revitalisation de ces principes d’un passé que son langage renouvelle ! Le voici qu’il superpose aussi plusieurs notions historiques dans l’écrin même de son prélude. A savoir : la coutume des instrumentistes consistant à faire de courtes improvisations afin de vérifier l’accord, ou de tester digitalement leur instrument (et ce, avant que la forme du prélude ne se constitue véritablement). Cet usage est d’ailleurs clairement audible, dès le début de l’œuvre, puisque le violoncelle y égrène l’accord de ses 4 cordes à vide (comme s’il vérifiait sa justesse) puis teste sa sonorité avec un grain de virtuosité, avant que d’énoncer le motif de Marin Marais (dans le medium aigu du violoncelle).
A partir de là, le jeu avec les hauteurs ne cessera de triturer ces notes et cet ambitus de tierce par le biais de transpositions, d’inversions, de mouvements rétrogrades, ou d’adjonctions de notes étrangères. Ce, tout en jouant sur les ambitus : soit en les agrandissant énormément (milieu de la pièce, avec ses batteries et glissandi superposés : nous sommes discrètement passés à la chaconne) soit en rétrécissant cette tierce mineure (comme dans tout le passage final où le compositeur fait appel à l’infrachromatisme à travers des glissandi en harmoniques).
Bref, dilatations et contractions sont utilisés ici pour renforcer le principe d’unité. Principe qui rejoint, aux yeux du compositeur, celui d’identité puisque les divers fragments thématiques sont tous entièrement construits grâce à l’imbrication des diverses variations de ce motif.
Et Robert Pascal de rajouter un nouveau niveau de référence en usant d’une notation proportionnelle qui rend hommage (en sa réactualisation) au prélude non mesuré des clavecinistes français !
Ce parti pris lui permet, par ailleurs, de renouer dans le même temps avec un sentiment d’improvisation, tout en travaillant sur le timbre à partir de la vitesse et de l’intensité (une réflexion qui s’avère une application, par et à travers l’écriture, des enseignements que l’électroacoustique et l’informatique ont permis de réaliser sur ces paramètres musicaux).
En outre, le fait que cette notation alterne avec une écriture rythmique traditionnelle (qui ne comporte pourtant pas de mesure, même si l’on peut entendre – et repérer dans la partition – la fameuse métrique ternaire attachée traditionnellement à la chaconne) accentue curieusement l’impression d’une improvisation fixée en son discours.
Ce qui m’amène à développer maintenant une autre dimension de l’art de Robert Pascal et de sa maîtrise de la pensée compositionnelle.
En effet, si nous écoutons attentivement ce prélude, il est comme une réminiscence musicale qui affleure notre esprit et dont le parfum semble nous venir d’Asie (plus précisément d’Inde).
De fait, en ce tout début, ne serait-ce pas aussi (et bien que stylisé en son timbre) un tambura auquel la musique fait allusion ?
Rappelons-nous que le violoncelle y arpège son accord à vide, et précisons que cette pièce (qui commence aux confins du silence par la diffusion d’un pré-enregistrement du violoncelle) installe ce même accord à vide, mais, travaillé quant à lui dans sa vitesse d’émission sonore… Robert Pascal précise en outre qu’il s’agit là de montrer « l’identité des éléments à différentes échelles » ce qui est la définition de la théorie fractale (théorie qui s’immisce par ailleurs dans toute la pensée compositionnelle de l’œuvre). Reste que cette impression d’Orient persistera ici, en se « mixant » avec sa très particulière façon de revisiter notre passé Occidental.
C’est ainsi que la digitalité virtuose du prélude, vue par le prisme occidental (c’est-à-dire : à travers les gestes musicaux extravertis confiés au violoncelle), se trouve tempérée pour ne pas dire détournée par une écoute du sonore que l’on ressent pour le moins différemment à cause de la diversité d’attaque des cordes, des différentes délicatesses de toucher, et de de cette recherche de la pureté du son que l’écriture tend à vouloir conquérir… Tout un univers de perceptions donc, qu’amplifie le travail réalisé sur l’ordinateur et qui me fait (pour ma part) penser aux musiques orientales tout au long de la partition !
Aussi, dans ce prélude, ce que je ressens en premier est-il un éthos… Autrement dit, le sentiment d’un état qui s’installe peu à peu, comme si le violoncelle et son double numérisé désiraient s’inscrire dans le son même, et vibrer ainsi avec lui. Et là, nous voici bel et bien plongés dans une attitude muscale venue d’ailleurs. Une musique qui ne s’affiche pas au néon et qui, laissant tambours et trompettes, se contente d’être en nous entourant, telle la brume, d’un halo (sonore) prégnant, envoûtant, et d’accaparer toute notre attention d’écoute en réussissant la gageure d’allier – de façon quasi indissociable – deux cultures qui se définissent normalement comme plutôt antinomiques.
Et cependant, le miracle opère ! Et les multiples niveaux d’écoute, au lieu de s’annuler, s’enrichissent les uns les autres ! Car, au-delà de la technique d’écriture permettant cette alchimie sonore et intellectuelle, il y a un homme, un musicien dont on entend battre le cœur et dont la sensibilité expressive fait résonner la nôtre par sympathie (acception acoustique du terme).
Je ne sais si Robert Pascal s’est inspiré des principes du râga indien mais j’en retrouve pourtant ici l’essence, tout en y percevant jusqu’à des traits caractéristiques plus que troublants. Bien entendu, nous ne sommes pas en présence d’un véritable râga, mais bien plutôt de son fantôme, ou, si vous préférez, de sa transposition au sein d’un langage contemporain occidental. L’exotisme n’a pas sa place ici !
Sommes-nous donc dans une musique modale comme l’Inde la conçoit ? Non, pas à proprement parler. Cependant, il n’en reste pas moins que : des échelles s’établissent puis se brisent pour en imposer d’autres ; que des degrés de référence se perçoivent avant que de s’effacer ; que les notes couvrant cette tierce empruntée à Marin Marais semblent agir, mélodiquement parlant , comme le « vâdi » et le « samvâdi » qui, dans l’usage traditionnel de chaque tétracorde de la gamme modale en Inde du Nord sont plus fréquemment jouées et mises en valeur que les autres (puisque c’est autour d’elles que se tissent les mélodies) ; et enfin, que la technique dont use Robert Pascal afin d’établir et d’affirmer le principe unitaire auquel tient son écriture ressemble fort dans son concept (mais pas dans les échelles sonores) au motif fait de 3, 4, 5 notes que l’on dénomme là-bas « pakad », et qui permet à l’auditeur de râga de le reconnaître chaque fois qu’il apparaît (aux fins de baliser les structures du discours de l’instrumentiste).
Même le travail de Robert Pascal sur le timbre – tout en sensibilité et en recherche de pureté d’émission sonore – me fait penser à certaines musiques ethniques parmi les plus savantes.
Un exemple parmi les plus simples tiré de ces pages ? Les 4 mi qui débutent la coda de la partie finale… là, tout se « joue » sur des inflexions d’intensité et un changement de corde pour chaque note répétée (notes qui se voient, dès lors, parées d’une subtile différence de couleur).
Et il n’est pas jusqu’au discours de ce créateur qui, s’offrant à nous comme dynamique – à l’intérieur même d’un certain statisme affiché – qui ne me fasse penser à la forte imprégnation de sa pensée musicale par la musique indienne. Indienne?… Tout du moins en cette partition, et plus largement, ethnique, dans une grande partie de son œuvre.
Quant au programme numérique, laissons la parole au compositeur car à quoi bon dire autrement ce qu’il énonce si aisément : « le programme qui est au centre de la partition informatique, (toujours) à l’écoute de l’instrument soliste, lui est comme un double, une mémoire qui anticipe ou retrouve ses motifs musicaux ».
Voilà, résumées en une seule partition, la complexité de niveaux de lecture à laquelle Robert Pascal parvient par la pensée compositionnelle ainsi que par la transparente clarté d’écoute dont son écriture est porteuse. Tout ce qui singularise ce compositeur est ici condensé : la richesse de son imaginaire (j’allais oublier de préciser que la partie finale est très « marquée », aussi, par le chant des baleines !) ; la pluralité de ses sources d’inspiration ; l’élégance de son style tout autant que la pureté de son matériau (si simple parfois qu’on en oublie le travail qui le soutient et l’articule) et la justesse de son propos musical ; le raffinement de sa vision transhistorique et transculturelle, sans négliger, loin de là, la véritable « grâce » à laquelle parvient son immense talent.
Toujours en ce domaine de l’instrumental avec dispositif électronique, voici Dulwan nimindi (2004) pour voix de mezzo, flûte jouant de la flûte basse, clarinette en la, cor de basset (instrument cher à Mozart) jouant de la clarinette basse et contrebasse, accordéon, deux violoncelles (le second en scordatura de Si), et percussionniste.
Avec cette pièce construite en dix courtes parties, Robert Pascal interroge la culture et la pensée aborigène d’Australie (les plus anciennes que notre planète ait conservée vivantes). Une culture qui est ici à la source du rapport qu’il établit entre la voix et les instruments.
On y trouve mélangés, des textes en Ngarinyin, en anglais et des extraits de leurs traductions en français. Le titre, en sa signification, est en outre une véritable profession de foi en la transmission du savoir grâce à l’Art ! Les procédés de transformation traités en temps réel font ici principalement appel à la granulation, aux filtrages ou encore au flange, et sont mêlés, comme le plus souvent chez ce compositeur, à des séquences électroacoustiquement préfabriquées.
Attaché à la signifiance du langage musical, Robert Pascal accorde la plus grande importance au sens des poèmes qu’il met en musique (la voix y est, en sa conduite mélodique, régie le plus souvent par la rythmique de la langue qu’il emploie). Sa musique s’ouvre alors entièrement (instrumentalement, et, « timbriquement » parlant par le biais de l’électronique lorsque celle-ci est convoquée) aux résonances sonores que la poésie éveille en son imaginaire comme autant d’inflexions ou de commentaires dévoilés, de prolongements musicaux ou de nouvelles signifiances que sous-tendent les textes qu’il choisit.
Dans Atmen (1987), sa première œuvre de musique de chambre (pour soprano, clarinette prenant la clarinette basse, violoncelle, piano et synthétiseur) avec dispositif électronique en temps réel… c’est un sonnet de Rilke qui servira de matière première.
Deux ans plus tard, Robert Pascal signera une nouvelle page avec dispositif temps réel (Marge Étroite) mais cette fois-là, ce seront 5 percussions à clavier (xylophone, 2 marimbas, marimba basse, 2 vibraphones, glockenspiel) dont les timbres seront exploités.
S’intéressant en outre à la pédagogie (il a déjà composé quelques 19 pièces pour des élèves de divers niveaux !), il était logique que Robert Pascal aborde les territoires électroniques en direction des musiciens amateurs et des débutants. Ainsi est né le projet d’un CD Rom tout à fait particulier qui met à la portée de tous des outils informatiques ainsi que des partitions, spécialement écrites par lui, servant à la mise en pratique d’un réel apprentissage de l’outil électroacoustique. Ce recueil d’œuvres s’intitule Instants Élémentaires etcomporte : 9 courtes pages composées pour un instrument (flûte, hautbois, clarinette, basson, saxophone, trompette, violon, alto, violoncelle) et 6 autres pièces, non écrites (mais proposant un patch) puisque destinées à être improvisées ou composées par l’apprenti musicien-informaticien.
A chaque plage instrumentale est proposée un type de transformation (filtrage, modulation, transposition, granulation etc.). L’intérêt de la pratique consistant en la recherche de réglages électroacoustiques associés à des caractéristiques instrumentales (mode de jeux, timbre, vitesse d’exécution, intensité, hauteur …) pour produire un objet musical personnel.
Le parti pris du temps réel devient alors une difficulté à surmonter car, conditionné par un objectif avant tout musical. De plus, ces 15 pièces ont été pensées de façon à permettre aussi une utilisation collective « chacun des élèves (ayant en effet) la possibilité de disposer de ses propres réglages et valeurs de jeu, sans interférer avec d’autres utilisateurs ». Une petite merveille d’intelligence musicale et pédagogique que ce CD Rom !
Quant à la dernière œuvre composée à ce jour (datée de fin 2010), il s’agit de Triste Merveille. Une partition où les transformations en temps réel sont assez présentes et notamment la technique de filtrage des voix par l’intensité qui ouvre véritablement l’œuvre à une re-création sonore toujours renouvelée car l’intensité (de par la grande relativité associée à sa production) est assurément, de tous les paramètres du son, le plus difficile à maîtriser parfaitement !
De la musique vocale
La suite de ce texte est en cours d’élaboration.